Publié le 08/12/2013
Par Rémy Dreano In "Portraits de métiers".
Sous le regard quasi-indifférent d’une vieille dame portant cabas, un homme, lourdement harnaché, descend tranquillement le long d’une échelle métallique, lampe frontale vissée au casque de protection. Trois mètres plus bas, un rayon de lumière laisse entrevoir un étroit boyau.
Bien campé sur ses bottes de sept lieues, l’homme s’assure du bon fonctionnement de son T.S.P, puis actionne simultanément son détecteur de gaz et sa lampe frontale avant de s’engager dans les ténèbres d’une étroite galerie. Quelques secondes plus tard, un écho sourd remonte du fond du boyau vers la surface. « C’est bon, pas d’H2S ! », signe pour Pascal qu’il peut rejoindre Dominique, son chef, dans le corridor des ombres, pour une énième plongée dans les entrailles de la Ville.
Les égouts de Paris, c’est tout un monde. L’intestin de Paris, cet aqueduc du cloaque que décrivait Victor Hugo dans les Misérables n’a pourtant guère changé de physionomie depuis 1862, du moins dans Paris intra-muros. Un maillage de galeries maçonnées en meulière à bain de mortier sur couche de béton avec, parfois, au cœur historique de la Ville, des radiers et assises courantes en granit ou pierre de taille. Une tranche d’histoire… une histoire de l’ombre.
Ce vaste chantier, entrepris au XIVe siècle, n’a jamais cessé de s’étendre, surtout depuis la fin du XIXe où fut instauré le principe du tout-à-l’égout, une œuvre colossale amplifiée plus tard par l’ingénieur des Ponts et Chaussées, Eugène Belgrand. Depuis, on ne cesse de construire de nouveaux réseaux, sans compter ces nouvelles stations d’épuration qu’il a fallu édifier pour retraiter les eaux usées du centre et de la périphérie.
Autrefois, terre d’élection de la peste et du choléra et parfois même, refuge des bandits et des assassins, c’est aujourd’hui le terrain familier des égoutiers de Paris, des hommes qui travaillent dans l’ombre, pour veiller aux édifices souterrains et à la salubrité de la grande cité.
En contact permanent avec leur collègue, resté aux abords du regard, au moyen de leur émetteur-récepteur, Dominique et Pascal progressent lentement le long du radier.
« Il faut être vigilant, car ici on trouve de tout sous les bottes. Les rats, les seringues, les tessons de verre, on les voit, mais, le plus dangereux, ce sont ces pièges noyés dans l’eau polluée » explique Pascal, en raclant de sa botte cloutée le fond du radier. « Le plus souvent, des déversements sauvages. Les tapis de graisse stagnants, c’est la plaie… et glisser ici, ce n’est pas recommandé… Je ne vous fais pas le dessin…» lâche-t-il, un brin goguenard.
« Heureusement, ce tronçon est assez propre » précise-t-il, en désignant le système de vanne qui barre le fond du tunnel ovoïde. « Pour nettoyer le radier, on utilise la force de l’eau, c’est le système de la chasse d’eau, en plus monumental» reprend Dominique, 47 ans, chef égoutier, un long bail de 23 années passé au service assainissement de la Ville de Paris et qui bientôt va s’achever.
Leur travail, c’est une partie plus actuelle de l’activité des égoutiers. Chargés de l’entretien et de la surveillance d’un patrimoine plutôt singulier, Pascal et Dominique arpentent quotidiennement les galeries souterraines avec leur T.S.P, un terminal d’ordinateur sur lequel sont consignées toutes les anomalies : fissures, dégradation des ouvrages maçonnés, ensablement excessif …
« Fuite d’eau sur conduite d’eau potable devant » signale Pascal à l’attention de Dominique, qui répercute aussitôt l’information sur son T.S.P. Plus loin, à l’intersection de deux tronçons, il fait constater un petit éboulis de mortier, masqué derrière une grosse toile d’araignée.
« La base de données que nous alimentons permet non seulement de dresser un état des lieux, mais aussi de planifier les interventions à caractère d’urgence ». De la petite maçonnerie et parfois, des travaux de curage lourds, des tâches pénibles et peu ragoûtantes qui sont confiées aux agents de curage. Dans les sous-sols parisiens où les engins mécanisés ne peuvent pas toujours intervenir, ces derniers ont recours à la boule de curage, une méthode traditionnelle qui a largement fait ses preuves. Parfois même, la fameuse bête à corne, un engin pousseur quasi mythique pour les égoutiers, reprend du service. « Le curage, il faut avoir le cœur bien accroché. Mais, ceux qui le font sont aussi mieux payés » concède Pascal.
Malgré le risque, toujours présent, de maladies infectieuses et les gaz nauséabonds, dont certains sont réputés mortels, ce que nos hommes semblent craindre plus que tout, ce sont les infiltrations d’eau sous les immeubles. « Les gaz, avec l’expérience et nos détecteurs, on peut anticiper… alors qu’avec les infiltrations, on ne sait jamais, ça va très vite » prévient Dominique.
Il est vrai qu’avec ses 23 ans de maison, des frayeurs, il en a eu son lot. « Une fois, c’était tellement lézardé que je suis parti sur la pointe des pieds de peur que ça ne s’effondre ».
L’oreille attentive au récit de son chef, Pascal ne cille pas. Des anecdotes, ces deux là en ont plein les poches et certaines font tout de même froid dans le dos. Témoin ce jour où Pascal arpentait une galerie quand, levant la tête au dessus de lui, il eu l’impression que le plafond tanguait. En fait de début de malaise, il s’agissait d’un énorme tapis de cafards grouillants….
«On ne vient pas par hasard à ce métier. Personnellement, j’ai fait le choix de la sécurité d’emploi. L’autre intérêt, c’est le travail d’équipe et justement, ici nous formons une bonne équipe» me glisse Pascal.
Si le métier s’est longtemps transmis de père en fils, les temps changent et le métier rebute moins qu’avant. Mais pour y venir, il faut quelque part qu’on vienne vous guider, car on ne devient pas égoutier par vocation.
Les avantages du métier, ce sont aussi les bonifications de temps de travail qui comptent pour la retraite, les primes et la semaine de 33,20 heures que les collectivités locales proposent à leur personnel égoutier. « J’embauche à 6h50 et je quitte à 13h30. Je peux voir mes enfants grandir et par rapport à mon ancien travail, j’ai gagné en qualité de vie » explique-t-il.
Vers midi, l’inspection est terminée. Les deux hommes remontent lentement vers la surface et regagnent d’un pas nonchalant la camionnette de service garée à proximité, tandis que leur collègue referme soigneusement le regard, avec le lève-tampon.
Quelques timides flocons de neige s’abattent maintenant sur la chaussée et le froid semble les saisir, tandis qu’ils se délestent de leurs harnachements. C’est à peine si les passants jettent un regard sur ces hommes et leurs drôles de combinaisons. Très vite, le véhicule quitte discrètement les lieux pour rejoindre son cantonnement.
Demain, on recommence…soleil ou pas, peu importe, car un égout ne connaît que la nuit…